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28 janvier 2012 6 28 /01 /janvier /2012 09:17

Retour du Japon de Mycle Schneider*

Un colloque "sans précédent" vient d’avoir lieu pendant deux jours à Yokohama, au Japon, réunissant 11200 personnes, avec des délégations d’une trentaine de pays, mais avec surtout beaucoup de Japonais, des parents, des maires et collectivités locales, des ONG, des experts, parmi lesquels le lauréat 1997 du « Prix Nobel alternatif » parallèle au Nobel « officiel » et lui aussi suédois, décerné depuis 1980 chaque 9 décembre (soit la veille du Nobel) à des « possibilistes » qui travaillent à des solutions pratiques et humanistes pour soulager les souffrances des hommes et chercher des « moyens d’existence justes » (Rightlivelihood qui fait partie du chemin bouddhiste) et donc en 1997 à  Mycle Schneider, le seul Français de la liste depuis 21 ans… Soit dit en passant, il a été décerné fin 2011 à l’accoucheuse américaine Ina May Gaskin qui a œuvré pour l’accouchement et l’allaitement « naturels » dans lesquels la femme peut reprendre la maîtrise des événements au lieu d’être considérée comme « siège » ou « objet »…

Un colloque, donc, début janvier, avec plus de dix mille participants, mais aussi 100 000 auditeurs en ligne pour certaines conférences, dont les médias n’ont pratiquement pas parlé, même au Japon ! Le thème ? « Sortir du nucléaire »…

Mycle Schneider décrit cet événement comme « époustouflant » ce matin, dans l’émission Terre à Terre, de Ruth Stégassy, sur France Culture. On est loin en effet, dit-il et appuie-t-elle, de l’idée reçue qu’on diffuse en France comme un modèle, de Japonais « dignes et courageux », résignés : en réalité, c’est presque d’une révolte collective qu’il faudrait parler, puisque localement on s’oppose de plus en plus au redémarrage des centrales ; sur les 54 réacteurs en fonctionnement avant le 11 mars 2011, avant « Fukushima », aujourd’hui 5 seulement sont en fonctionnement, du fait de l’opposition des élus locaux et des ONG ! Le nouveau premier ministre obéit en effet à une loi non écrite, le respect des collectivités locales et la nécessité d’obtenir leur accord avant de redémarrer chaque réacteur, dont l’arrêt réglementaire est prévu pour maintenance tous les 13 mois. On assiste, dit Mycle Schneider, à une scission profonde de la société japonaise, profondément traumatisée par la catastrophe vécue jour après jour depuis ce 11 mars par des millions de personnes, ayant perdu confiance en ses gouvernants politiques et en la technique. D’ores et déjà, on voit intégré le non-redémarrage de ces réacteurs, puisque la hausse de l’électricité de 17% est déjà actée et tout à fait acceptée par la population comme par l’économie. Il est vrai que le nucléaire au Japon ne fournissait que 30% de l’électricité avant le début de la catastrophe, mais on voit aujourd’hui qu’il y avait bien du fait du nucléaire une surcapacité qui servait à stimuler artificiellement la consommation, avec le gaspillage d’énergie qu’on imagine ; aujourd’hui, on a supprimé dans la rue et le métro un néon sur 3 ou 4, mais le niveau de lumière n’a pas baissé, on ne remarque pas la différence. Il est vrai que pour la première fois, le Japon a une balance déficitaire, ayant importé du gaz et du pétrole en valeur supérieure à ses exportations globales. Mais on constate sur place que les citoyens et les PME-PMI sont prêts à faire des économies d’énergie, y ont bien vu leur intérêt économique et acceptent de grands changements : la baisse de consommation est nette dans le secteur du résidentiel tertiaire et des PME-PMI.

On a donc une fracture actuellement au Japon entre gouvernement-ancien exploitant (TEPCO) d’une part, et population-municipalités d’autre part.  Le colloque de Yokohama a ainsi favorisé la prise de contacts entre les acteurs concernés et leur mise en réseaux : experts, artistes, techniciens, anciens de l’industrie, familles touchées, ONG, municipalités, même l’ancien gouverneur de Fukushima, qui avait alerté avant la catastrophe sur le niveau de risque et sur les conflits d’intérêts entre médias et exploitant, ont parlé et se sont fait entendre.

L’évacuation des personnes n’est envisagée que dans un rayon de 20 km, autour duquel 10 km prévoient une « évacuation volontaire », selon le choix des gens… Des parents réclament aujourd’hui un « droit à l’évacuation », c’est-à-dire à aides publiques, parce que leurs biens, leurs terres, etc. sont contaminés, mais qu’ils ne vivent pas dans cet étroit rayon ! Or la contamination des sols est bien supérieure, à 50km de Fukushima, à ce qui était en 86 à Tchernobyl, la zone d’évacuation, mais aucune mesure n’a été prise au Japon. La situation sur place est terrible, avec des familles séparées, avec des enfants, environ 10 000 évacués, mais beaucoup d’autres vivant dans des conditions invivables : privés 24h/24 de toute activité de plein air, pas de jardin, pas de cour de récréation, pas de piscine ! Ce sont les enfants les plus durement touchés par la situation. Cela concerne plusieurs dizaines de milliers de petits Japonais aujourd’hui, depuis bientôt un an et pour combien d’années ?  On sait, depuis le précédent de Tchernobyl, que la contamination par les aliments agricoles augmente au fil des années. Les habitants d’Ukraine ont envoyé des dons aux Japonais, parmi lesquels des… dosimètres.

En fait, selon Mycle Schneider, ce sont des millions de personnes qui devraient être définitivement déplacées si l’on voulait leur rendre des conditions sanitaires de radioactivité identiques à ce qu’elles vivaient avant le début de la catastrophe !

Pendant ce temps, le gouvernement continue de donner aux gens l’illusion d’une possible décontamination : Mycle Schneider montre que non seulement c’est « ridicule » en termes de moyens, mais que ces nettoyages locaux au « kärcher » aggravent le problème, lorsque par exemple des camions « sains » pénètrent en zone contaminée en apportant de l’extérieur de la terre non contaminée jusque-là, ou qu’on enlève de la zone une couche superficielle de terre contaminée – pour la mettre ailleurs (où ?)…

De plus, une très grande partie de la radioactivité est arrivée dans la mer – ce dont Tchernobyl n’avait  donné aucune expérience – dont on connaît mal la complexité des courants, la concentration dans les algues, très consommées au Japon, ou dans certains poissons : Mycle Schneider annonce de « très mauvaises surprises du côté des ressources alimentaires de la mer ».

La radioactivité transportée par les airs dans les montagnes redescend par l’eau dans les vallées et la situation change sans arrêt ; or, la zone de Fukushima est la 3e productrice de riz au Japon et la plus riche en agriculteurs bio jusqu’à la catastrophe nucléaire. On sait que plusieurs paysans se sont suicidés, beaucoup sont désespérés parce qu’ils ne peuvent plus vendre leurs produits même lorsqu’ils sont sains : il manque un protocole de certification à des laboratoires locaux qui garantiraient la qualité des produits – ce qui est coûteux et incompatible avec un système de distribution industrielle ; il faudrait reconstruire des circuits courts de commercialisation locale et solidaire – pour des produits sains bien sûr.

Ce sont des problèmes inouïs par leur impact sur les hommes, les femmes et les enfants, qui n’ont rien à voir avec la densité de la population ukrainienne touchée par Tchernobyl. (rappel NDLR : 19% de la superficie japonaise est touchée, Tokyo compte 30 millions d’habitants)

Il faudrait une réflexion internationale cohérente, bien au-delà de TEPCO et du gouvernement japonais, que ne peut pas non plus assumer l’AIEA sous l’autorité de l’ONU, puisque son mandat est la « promotion du nucléaire dans le monde et le contrôle d’un usage non militaire de l’uranium et du plutonium », inadéquat en l’occurrence.

Mais la vague de démocratisation observée au Japon en ce début 2012 par Mycle Schneider lui donne de l’espoir, car les Japonais montrent une volonté de s’occuper des affaires publiques jusque-là réservées au gouvernement central. Le colloque de Yokohama, avec une vingtaine d’ateliers citoyens l’a bien illustré ; il faut aller vers une expertise indépendante, systémique et stratégique globale, c’est ce qui manque le plus quand des expertises spécialisées sont déjà nombreuses, mais pas assez reliées.

Même si les médias classiques n’ont « pas été à la hauteur », à l’exception notable du Wall Street Journal, qui a dès mars 2011 fait appel à tous ses japonisants et les a envoyés sur place, où ils sont restés et continuent à suivre ce dossier – c’est surtout du web que viennent les informations à la pointe de l’actualité. C'est à ce réseau qu'Agora cherche à contribuer, en relayant une émission aussi remarquable que celle de Ruth Stégassy sur France Culture, pour les lêve-tôt du samedi à 7h : vite à vos téléchargements !Bienvenue à tous les commentaires si vous trouvez que le compte rendu est incomplet ou infidèle.

*Mycle Schneider a fondé en 1983 WISE-PARIS dont il s’est occupé pendant vingt ans ; depuis 2003, il est expert indépendant ; on peut lire dans le Monde diplomatique son article de janvier 1998, « Le choix des citoyens suédois » de sortir du nucléaire d’ici 2010, à la suite de la catastrophe de Three Mile Island en 1997 – choix suspendu depuis par la Suède, en février 2009…

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commentaires

G
Merci pour toutes ces informations. Comme il y a une violence symbolique, il y a une censure symbolique. Que l'on ne s'y trompe pas: l'une comme l'autre s'effectuant sur le terrain des idées n'en<br /> sont pas moins efficaces. D'aussi bon matin sur France Culture, l'absence d'audience est assurée. Ou comment informer tout en maintenant l'information confidentielle. Merci encore d'assurer un<br /> relais pour une information essentielle que chacun doit connaître.
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